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Le principe pollueur-payeur est en recul

ERIC PIERMONT / AFP
ERIC PIERMONT / AFP
Conflits d'intérêts dans les comités de bassin et agences de l'eau, des "pollueurs insuffisamment taxés" et qui ne respectent pas leurs obligations de suivi des rejets mais ne sont pas contrôlés… Le rapport public annuel de la Cour des comptes épingle la politique de l'eau.

À Gardanne, l’usine Alteo (auparavant Rio Tinto) rejette des boues rouges au large de Cassis, dans le canyon sous-marin de Cassidaigne à 7,7 km de l’usine, par 320 mètres de fond, depuis 1996. Elle s’acquitte de la redevance pour pollution, d’origine non domestique. Jusqu’en 2012, cette redevance prévue par la Lema (loi sur l’eau et les milieux aquatiques) de 2006 portait sur ses rejets relevant des catégories de pollution "matières en suspension" et "toxicité aiguë", et jusqu’en 2014, elle était plafonnée. Dès lors, la fin du plafonnement aurait dû "alourdir considérablement la contribution de l’entreprise", remarque la Cour des comptes qui prend cet exemple dans son rapport public annuel, présenté le 11 février 2015, pour illustrer les problèmes de gouvernance, voire les conflits d’intérêts dans les agences de l’eau.

Arrangements

Car à Gardanne, la redevance n’a pas augmenté : un amendement parlementaire passé dans la loi de finances rectificative pour 2012 a créé une nouvelle catégorie de pollution, faiblement taxée : la "toxicité aiguë rejetée en mer au-delà de 5 km du littoral et à plus de 250 mètres de profondeur". L’usine d’alumine est la seule concernée par cette catégorie. Le conseil d’administration de l’agence de l’eau Rhône-Méditerranée décide juste après de renforcer la taxation des matières en suspension en haute mer. Mais uniquement à partir de 2016. Cela tombe bien : au 31 décembre 2015, l’usine devra avoir cessé les rejets solides en mer.

Intérêts catégoriels

La Cour des comptes pointe un défaut de gouvernance qui "conduit parfois à faire prédominer des intérêts catégoriels dans les bassins", car "alors que l’État seul assume la responsabilité de la politique de l’eau, les modalités d’attribution des aides versées par les agences ainsi que le taux de la plupart des redevances qu’elles perçoivent sont définis par des instances dans lesquelles il est minoritaire". Les agences de l’eau, établissements publics placés sous la tutelle du ministère de l’Écologie, voient leur activité orientée par les comités de bassin : ces "parlements de l’eau", qui existent depuis 1964, délivrent un avis conforme aux programmes d’intervention des agences, définissent le taux des redevances et les modalités d’attribution des aides, et siègent au conseil d’administration de leur agence.

Conflits d’intérêts

Chaque comité de bassin se divise en trois collèges : collectivités locales (40 %), usagers (40 %) et État (20 %). Une répartition issue d’une réforme menée en 2014, mais qui "n’a que faiblement amélioré la représentativité du collège des usagers, qui se caractérise encore par une forte proportion des usagers professionnels (industriels et agricoles)", note la Cour. D’autant que ces usagers peuvent se retrouver dans des positions de conflits d’intérêts puisqu’ils attribuent des aides dont ils peuvent bénéficier. La Cour des comptes appelle à "renforcer" le dispositif de prévention des conflits d’intérêts, en rendant par exemple obligatoire une déclaration publique d’intérêts et en interdisant qu’un membre d’une instance personnellement intéressé à un dossier puisse participer aux débats du conseil ou de ses commissions, même à titre consultatif.

Redevance pour prélèvement sur la ressource en eau

Le montant des redevances devrait aussi être mieux encadré par l’État – le code de l’environnement ne prévoit que des plafonds, les instances "disposent ainsi d’une certaine latitude pour fixer les taux et, dans quelques cas, les modalités de calcul de l’assiette". Cela éviterait peut-être que le taux de la redevance pour prélèvement sur la ressource en eau soit dans le bassin Rhône-Méditerranée "à un niveau très inférieur à celui des autres bassins, notamment pour l’irrigation et les prélèvements effectués par l’industrie", alors que 40 % du territoire du bassin présente un déséquilibre entre l’eau disponible et les prélèvements. En 2013, 87 % des redevances perçues par les agences de l’eau étaient supportées par les usagers domestiques et assimilés, 6 % par les agriculteurs et 7 % par l’industrie. La Cour des comptes reconnaît que cette répartition s’est un temps justifiée par les investissements nécessaires pour la mise aux normes des stations d’épuration. Mais désormais, la contribution des agriculteurs et des industriels "augmenter, conformément au principe pollueur-payeur".

"Pollueurs insuffisamment taxés"

"La Lema, en modifiant l’assiette et le taux de certaines redevances, a constitué un recul dans l’application du principe pollueur-payeur", rapporte la Cour des comptes, qui voit des "pollueurs insuffisamment taxés". Entre 2007 et 2013, les redevances acquittées par l’industrie ont diminué en moyenne de 15 %. Une baisse qui "provient pour l’essentiel de la réforme de la redevance pour pollution d’origine industrielle". Avant l’entrée en vigueur de la Lema, la redevance était calculée sur la base des rejets évalués à la sortie du site industriel. Depuis, ce sont les rejets dans les cours d’eau après traitement par la station d’épuration qui comptent. "Ce changement a pour effet de 'masquer' la pollution réelle des petits sites industriels dont une partie n’est plus assujettie à cette redevance". D’autant qu’une autre disposition permet de "lisser l’assiette annuelle de la redevance pour pollution non domestique" : les entreprises à l’activité saisonnière, vinicoles par exemple, ne sont ainsi plus redevables. Dans les bassins Rhône-Méditerranée et Corse, le nombre de redevables a diminué de moitié entre 2007 et 2008, "du fait de ces deux changements". Du côté des agriculteurs, la Cour des comptes estime que les redevances sont "peu incitatives", une faiblesse "essentiellement due aux choix du législateur".

Suivi régulier des rejets : obligation non respectée

Nombre de sites industriels ont l’obligation, depuis 2008, de mettre en place un suivi régulier des rejets (SRR) agréé. Une obligation très peu respectée, selon les rapporteurs. Dans le bassin Rhin-Meuse, la moitié des sites concernés (44) n’étaient toujours pas équipés début 2014. Parmi eux : les centrales nucléaires de Chooz et de Fessenheim, la centrale thermique de Blénod, Rhodia Opérations. Et ils ne sont pas sanctionnés. Pour la bonne et simple raison que "les textes réglementaires ne prévoient pas de sanction particulière en cas de non-respect de l’obligation de SRR". Les agences pourraient utiliser le levier du défaut de déclaration et donc la taxation d’office assortie d’une majoration de 40 %, selon la Cour des comptes. Mais cette possibilité n’a été mise en œuvre que dans deux des six agences du territoire – le rapport ne précise pas le nombre de cas.

Contrôles insuffisants

Le problème, c’est que les agences "ont une activité de contrôle souvent modeste et rarement formalisée dans un véritable plan". En dépit d’objectifs fixés dans leurs contrats et calculés en pourcentage du nombre de redevances et, depuis 2013, en pourcentage de leur montant. L’agence de l’eau Seine-Normandie n’a ainsi par exemple mis en œuvre aucun contrôle fiscal jusqu’en 2012, alors qu’elle aurait dû contrôler chaque année 10 % des redevables. Sur ce point, Ségolène Royal, dans sa réponse à la Cour, s’accorde sur la nécessité de "progresser encore en terme de volume et de hiérarchisation", même si, ajoute-elle, "de nombreux progrès ont été réalisés dans ce domaine par les établissements entre la période préalable à la loi sur l’eau (2006) et aujourd’hui".

Qui paye : ceux qui polluent le plus ou ceux qui polluent ?

Quant à l’application du principe pollueur-payeur, la ministre a annoncé mardi soir dans un communiqué qu’un "état des lieux" allait être réalisé "par grands types d’acteurs (industriels, agriculteurs et particuliers)". Mais elle fait aussi remarquer que ce principe "ne présuppose pas une forme d’équilibre arithmétique des contributions", comme le suggère la Cour en indiquant que la contribution des usagers domestiques devrait désormais diminuer et celle des agriculteurs et industriels augmenter. Ce ne sont pas ceux qui polluent le plus qui doivent payer, ceci étant relatif, mais ceux qui polluent, selon la ministre, qui parle d’internaliser les "externalités négatives" (les pollutions, coûteuses) et de développer "l’incitativité de la fiscalité".