A la une

"Médicalement, l'avis d'aptitude tel que nous le connaissons n'a aucune valeur"

La mission sur la médecine du travail préconise de se libérer de l'avis d'aptitude et de créer un "entretien de prévention" qui se substituerait à la visite médicale d'embauche. Explications de Sophie Fantoni-Quinton, membre de la mission qui a remis hier son rapport à François Rebsamen.

Sophie Fantoni-Quinton, professeur de médecine du travail et docteur en droit à l’université Lille-II, a eu à résoudre une difficile équation. Elle vient de participer à la mission confiée par les ministères du Travail et de la Santé (voir notre brève) sur l’évolution de la notion d’aptitude dans le cadre de la surveillance de l’état de santé du salarié. "Au départ, raconte-elle, il s’agissait de répondre à deux questions. Est-ce que le suivi de santé des travailleurs est efficace, efficient ? Est-ce que la notion d’aptitude est pertinente ? Ensuite, à nous de proposer des pistes d’évolution." Il ne s’agissait donc pas de trouver comment contrer la pénurie de médecins du travail. Cependant, c’est cette bien équation qu’il a fallu résoudre : répondre aux besoins de santé des travailleurs avec les moyens mobilisables.

Le rapport sur lequel ont planché le député Michel Issindou (PS, Isère), Pierre Boissier, chef de l’Igas, Christian Ploton, chef du service qualité de vie au travail de Renault, et Sophie Fantoni-Quinton a été remis hier, jeudi 21 mai 2015, à François Rebsamen. Elle en expose les "propositions imbriquées" qui fonctionnent "comme un ensemble".

Après celle de 2011, faut-il envisager une nouvelle réforme de la médecine du travail ?

Sophie Fantoni-Quinton : Non, le système français de la médecine du travail, tel qu’il est prévu, est bon. Tout le monde s’est accordé sur ce point. Le système, basé sur la double approche collective et individuelle, est à pérenniser. Nous n’avons pas voulu faire une énième réforme, on considère que celle de 2011 est excellente : nous avons voulu la consolider et l’optimiser. La pluridisciplinarité existe, il faut la conforter. Avec des médecins spécialistes – les médecins du travail – auxquels l’on donne la possibilité d’exercer leur spécialité.

Une spécialité confrontée à un manque de moyens humains qui semble insoluble…

Sophie Fantoni-Quinton : En 2014, sur 177 postes étaient ouverts à l'internat de médecine du travail, 60 n'ont pas été pourvus : la médecine du travail est la seule discipline qui n’affiche pas complet. Il est faux de dire qu’il y a une volonté de la faire mourir ; il faut en revanche reconnaître son manque d’attractivité.  5 700 médecins du travail seraient en activité. Or, pour répondre aux exigences réglementaires, il faudrait que l’on soit trois fois plus nombreux. Mais ce n’est pas dans l’air du temps. L'effectif ne colle pas aux textes réglementaires : on est aujourd'hui incapables de respecter les règles. Ce qui conduit à une situation révoltante, un système à deux vitesses que l’on ne peut pas laisser perdurer : le suivi des travailleurs est fonction de la démographie et des initiatives locales.

Comment proposez-vous de faire évoluer ces règles ?

Sophie Fantoni-Quinton : En l’état actuel des effectifs, la médecine du travail doit se concentrer sur ce qui est primordial, sur des actions utiles. Il faut libérer du temps au médecin du travail, qui est aidé par son équipe pluridisciplinaire, à commencer par l’infirmier en santé au travail. Mais attention, ces infirmiers n’ont pas vocation à se transformer en médecin du travail en obtenant leurs compétences, ils restent sous la responsabilité du médecin.

Concrètement, cela signerait-il la fin de la visite médicale d’embauche ?

Sophie Fantoni-Quinton : Nous proposons d’instaurer un suivi de santé pour tout le monde, y compris les plus précaires et vulnérables, les intérimaires, les CDD… Nous voulons que tous les travailleurs soient réellement vus et suivis. Le suivi de santé commencerait par un entretien de prévention, dans les 3 à 6 mois suivant l’embauche. Cet entretien se substitue à la visite médicale d’embauche – sauf dans certains cas : pour les travaux dangereux notamment. Il serait mené par l’infirmier, avec l’idée de présenter le service de santé au travail, d’apporter de l’information, de faire de la prévention, et de proposer un suivi de santé. L’entretien doit aussi permettre de détecter d’éventuelles incompatibilités et vulnérabilités qui nécessiteraient de renvoyer vers le médecin du travail, pour une visite médicale. La visite médicale n’est pas supprimée.

Actuellement, la visite médicale doit avoir lieu dans les deux mois qui suivent l’embauche. En portant la limite à 6 mois, comment couvrir les travailleurs en contrats de courte durée ?

Sophie Fantoni-Quinton : L’entretien de prévention serait mené indépendamment des ruptures professionnelles. Même si le salarié en CDD ou intérimaire n’est plus en poste, on fait quand même l’entretien. Cela permettrait justement de réellement couvrir tout le monde. Il faut savoir que selon les chiffres de l’Urssaf via la déclaration préalable à l’embauche, sur les 30 millions d’embauches, la puissance de frappe de la visite médicale en son état actuel est de 10 millions…

Quelle serait ensuite la périodicité du suivi ?

Sophie Fantoni-Quinton : Nous avons prévu une périodicité variable en fonction des risques du poste et du salarié, avec un filet de sécurité fixé à 5 ans. Aujourd’hui, des dérogations sont possibles, elles peuvent aller jusqu’à 72 mois, soit 6 ans. Nous nous positionnons donc en deçà, et préconisons une périodicité plus rigoureuse. Dans un futur proche, il serait possible de faire confiance au regard du spécialiste pour adapter le rythme du suivi en fonction des besoins de santé. Les médecins du travail savent que dans tel bassin d’emploi, dans tel secteur de telle région, dans telle entreprise, les besoins sont plus importants. Ces éléments peuvent s'appuyer sur le plan régional des santé, par exemple. Des initiatives existent déjà, qui sont très bien, développons-les.

Dans ce contexte, quid de l’avis d’aptitude ?

Sophie Fantoni-Quinton : La notion d’aptitude ne doit pas être amalgamée avec la visite systématique. L’aptitude est en fait un petit papier qui conclut les visites médicales telles qu’elles existent, remis comme un sésame. Quelle est sa pertinence ? Lorsque j’entends que le rôle de la médecine du travail dépend de l’avis d’aptitude, les bras m’en tombent. Scientifiquement, médicalement, l’avis d’aptitude tel que nous le connaissons n’a aucune valeur : l’aptitude n’est pas prédictive. On ne sait pas tout de la personne au moment de la visite médicale d’embauche, et on ne sait pas tout du poste de travail qu’elle va occuper. Pourtant, cet avis d’aptitude donne l’impression au salarié d’être en bonne santé, et à l’employeur d’avoir recruté quelqu’un qui est "en bonne santé pour le poste". Des deux côtés, on est dans le fantasme de l’absence de vulnérabilités.

Vous préconisez donc de le supprimer ?

Sophie Fantoni-Quinton : Nous voulons renforcer le médecin dans ses compétences pour faire des préconisations collectives et donner un avis individualisé. Au lieu de lui demander de signer un "avis d’aptitude" qui ne repose pas sur grand chose. Le mot "apte" entrave la discussion, derrière un avis qui n’est que très symbolique. Il faut être réaliste, et prendre conscience que la visite médicale systématique telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui ne permet pas de se rendre compte de la réalité du poste de travail. Systématiser ainsi revient à gaspiller des compétences. Le médecin du travail est submergé, et quand on a besoin de lui rapidement, il ne peut pas être disponible, ce qui tend les relations et ne participe pas de sa bonne image. Nous proposons d’affranchir le trio constitué par le salarié, l’employeur et le médecin du travail, de cet avis systématique d'aptitude.

La suppression de l’avis d’aptitude ne pourrait-elle pas s'avérer problématique en cas de contentieux ?

Sophie Fantoni-Quinton : L’avis d’aptitude ne constitue en rien une protection juridique. Le mot "apte" n’est d’ailleurs juridiquement défini nulle part, même pas dans la directive-cadre européenne relative à la sécurité et à la santé au travail de 1989. Cette notion a parasité le discours. Le juge se retrouve bien souvent dans une vision dichotomique aptitude / inaptitude qui n’est pas tenable.

Quelle place pour l’inaptitude ?

Sophie Fantoni-Quinton : L’inaptitude est préservée, parce qu’il est parfois nécessaire et inévitable de la prononcer, mais – sauf dans des cas particuliers où un salarié fait courir des risques à d’autres personnes – elle doit être acceptée par le travailleur. Après tout, il s’agit de sa santé.

N’est-ce pas ouvrir une insécurité juridique pour l’employeur, face à des salariés qui se retourneraient contre lui pour une maladie professionnelle ou un accident du travail plusieurs années après une inaptitude refusée ?

Sophie Fantoni-Quinton : Cela ne changerait rien au mécanisme de présomption d’imputabilité prévu pour instaurer la responsabilité de l’employeur en cas d’accident du travail ou, dans certains cas, de maladie professionnelle. Mais pour la réparation, l’état antérieur est de toute façon pris en compte. Sur ce point, la Cour de cassation a une marge d’évolution possible, mais ce n’est pas là l’objet du rapport.

 

Le médecin traitant ? Une option "ni souhaitable, ni raisonnable"

En octobre 2014, le conseil national de la simplification, annonçait vouloir transférer une partie des visites médicales d’embauche aux médecins traitants et, expliquait Laurent Grandguillaume, co-président de l’instance, "réserver ces visites aux médecins du travail pour les métiers difficiles ou dangereux" (voir notre article). Il estimait alors que la visite médicale d’embauche, pourtant obligatoire, n’est réalisée que dans 15 % des cas aujourd’hui, ce qui placerait les employeurs dans une forte insécurité juridique.

"Cela n’a jamais été l’idée de notre mission", tient à préciser Sophie Fantoni-Quinton. "Mais j’ai dû m’interroger là-dessus, car nous expliquons dans le rapport que cette option n’est ni souhaitable, ni raisonnable." L’idée semblait reposer sur le postulat, qui ne peut scientifiquement ou médicalement tenir, que la médecine du travail pourrait être une médecine de sélection assurant à l’employeur que telle personne est bonne pour tel poste. "Mais même dans ce sens, qui relèverait d’enjeux assurantiels, il semble évident que le médecin traitant ne va pas empêcher son patient d’être embauché."

Élodie Touret
Ecrit par
Élodie Touret
Documents joints

Commentaires (1)

La rédaction | 25/05/2015 - 18:08

Mise à jour / rectification

Concernant la répartition des postes au sein du numerus clausus pour l'internat de médecine du travail, Sophie Fantoni-Quinton nous indiquait que cette année, sur 166 postes ouverts, seuls 100 ont été pourvus. Il y avait là une confusion entre des chiffres, que nous avons rectifiée.
En 2014, 177 postes étaient ouverts à l'internat de médecine du travail et 60 n'ont pas été pourvus. Cela signifie que 66% des postes sont pourvus, alors que, pour l’ensemble des spécialités médicales, les postes sont pourvus à 96,7%.
Signaler un contenu abusif