Le bonheur au travail face à la caméra
Martin Meissonnier : J’ai choisi les entreprises les plus différentes possibles, elles n’ont pas vraiment de modèle commun. Certaines comme le site de l’entreprise Poult à Montauban, Chronoflex à Nantes ou le ministère belge de la Sécurité sociale appliquent le modèle de "l’entreprise libérée" du professeur de management Isaac Getz. L’entreprise américaine Gore [fabricant du tissu Gore-tex] a son propre modèle, et la française Favi s’est inspirée du lean management avant qu’il ne soit dévoyé, et en s’affranchissant de sa dimension "contrôle". Dans l’ensemble, ce sont des sociétés où il n’y a pas de hiérarchie intermédiaire, où il n’y a pas ou plus ce schéma dans lequel une personne dit ce qu’il faut faire à une autre qui exécute.
Martin Meissonnier : Disons qu’elle n’est pas éliminée, elle change, on est dans un autre paradigme. Chez Gore par exemple, il n’y a plus de chefs, il y a des leaders, c’est à dire des personnes qui gèrent la parole des autres, ce sont des personnes à l’écoute. Il y a aussi des sponsors : des sortes de parrains qui aident les salariés nouvellement embauchés. Chez Poult, on trouve des "techniciens de progrès" au lieu des anciens "chefs de ligne". Et au ministère belge de la Sécurité sociale, les chefs sont toujours là, mais sont évalués une fois par an par ceux qu’ils supervisent. S’ils obtiennent de mauvais résultats, ils ne sont plus chefs !
Martin Meissonnier : Après une projection du film, j’ai justement discuté avec des syndicalistes, certains comprennent et s’investissent beaucoup dans le changement de l’entreprise, comme ce fut le cas chez Harley Davidson. Et puis il y en a d’autres, comme au ministère belge de la Mobilité, qui voient dans tout ce changement un retour sur les acquis sociaux, car les gens n’ont plus d’horaires fixes, travaillent donc potentiellement plus, y compris chez eux. Dans certaines entreprises comme chez Favi, il n’y a pas de syndicats, mais il n’y en avait pas non plus avant que l’entreprise évolue. Par contre, chez Poult, ils sont très présents : 80% des salariés ont participé aux dernières élections syndicales. Le patron de l’entreprise, Carlos Verkaeren, m’a d’ailleurs expliqué qu’il avait besoin d’eux en tant que représentants : avec 2 000 salariés, ils sont indispensables pour avancer vite.
Martin Meissonnier : C’est difficile, chacune est vraiment très différente. Mais ce que dit le syndicaliste du ministère belge est intéressant et il faut l’entendre : il estime par exemple que les open-space où chacun se place comme il veut le matin reviennent à dire que les gens n’ont pas leur place dans l’entreprise. Il dit aussi que ce type d’évolution signifie la fin du travail payé à l’heure, remplacé par le travail à la pièce, et que tout repose sur des objectifs… Ce qu’il dit montre bien que ces modèles-là ne peuvent tenir que si les objectifs sont bien définis, et qu'il y a une confiance salarié-employeur. Sans cette confiance, cela peut très mal se passer.
Martin Meissonnier : Encore une fois, cela dépend vraiment de l’activité de l’entreprise, de son nombre de salariés, mais j’ai pu voir que travailler dans un bel espace influe. Au ministère de la Sécurité sociale, qui a fait ses travaux avant la crise de 2008, on se croirait presque dans un musée d’art moderne, l’endroit est très agréable. Au ministère de la Mobilité en revanche, qui est en phase de travaux, les budgets sont moins importants, c’est plus compliqué, par conséquent les bureaux sont souvent vides, il y a beaucoup de télétravail. Je pense aussi aux bureaux des commerciaux chez Favi : ils sont vitrés, et au milieu des ateliers. Ce cas montre qu'on a vraiment pris en compte l’idée du travail ensemble.
Martin Meissonnier : Pas vraiment. Mais j’ai pu parler avec une personne qui travaille chez Gore ; elle organise des séminaires pour prévenir les cas de burn-out. Dans cette entreprise, on fait en sorte que le poste des gens soit en adéquation avec leur passion, et souvent, ils travaillent trop, et trop tard. Dans la plupart de ces entreprises, l’organisation fait que quand quelqu’un a un problème, la parole remonte, il y a des groupes de discussion qui fonctionnent. Plus généralement, quand je suis allé filmer ces entreprises, qui marchent bien, je n’ai pas eu l’impression que les gens avaient le sentiment de travailler, il y a une bonne ambiance et les gens sont motivés, car ils sont dans des démarches de progression constante au niveau de leur travail.
Martin Meissonnier : C’est un mélange d’éléments, il faut de la transparence, une rémunération juste – ou plutôt un partage juste des bénéfices –, et puis une possibilité et un sentiment d'être en évolution constante. J’aime assez cette définition que m’a donné un ouvrier de chez Poult : "Le bonheur au travail, c’est rentrer chez soi le soir et ne pas être fatigué." Venant de quelqu’un qui travaille à la chaîne, dans une usine, je trouve que cela fait sens.